Le 23 mars dernier, tous les fourneaux se sont éteints et les salles à dîner de la trentaine de restaurants d’Outremont se sont vidées. La restauration, c’est un secteur d’activité hautement névralgique chez nous, ça touche beaucoup de monde, des entreprises, des chefs et des employés, mais aussi de très nombreux amateurs de bonne chère. Il a fallu trois mois pour que le feu vert de la Santé publique du Québec soit donné en faveur de la réouverture des restos.
Pour plusieurs, le problème reste entier malgré le déconfinement. Lourdes pertes financières et contraintes sanitaires majeures. Nous avons fait le tour de quelques vieux routiers et experts de la restauration chez nous pour prendre la mesure de leur expérience de la pandémie et de leurs espoirs – ou désespoirs – pour l’avenir.
D’abord l’incrédulité, puis l’adaptation
Déjà le 17 mars, Patricia Lévêque décidait de fermer son restaurant de la rue Laurier, prévoyant quelques semaines d’arrêt, le temps que le virus aille se faire voir ailleurs... Pour réaliser, la semaine suivante, que la pause serait beaucoup plus longue, sans savoir à quel point ce serait interminable. De dures décisions à l’horizon. Les restaurateurs ont réagi de façon différente. Plusieurs ont d’abord fermé leur porte et stoppé toutes leurs activités, comme Leméac, Il Pagliaccio, Brasserie Bernard, en attendant que l’orage passe, puis se sont mis à l’heure du long terme. Certains ont gardé la cuisine ouverte et ont plongé dans la préparation du prêt-à-emporter ou à livrer. Cependant, la viabilité des entreprises moins robustes reste précaire sous la pression de loyers impayés et l’entrée insuffisante de revenus durant ces longs mois de confinement.
Des virages intéressants
Si l’intelligence, c’est la capacité de s’adapter, selon Stephen Hawkins, les restaurateurs battent des records. On n’aurait jamais pensé que le Bilboquet se mettrait aux livraisons de crème glacée, de gâteaux givrés, de crêpes et de sauces au chocolat à domicile! Selon Frédéric Fournier, copropriétaire, la livraison permet à plusieurs d’éviter de fermer boutique, même si les frais de livraison de Uber, Skip et autres services du même type sont élevés, entre 25 à 30 % de la facture. C’est plus que la marge de profit qui y passe. La livraison permet de garder le contact avec le client sans qu’il entre dans le restaurant.
Le Petit Italien, tout comme le Bilboquet, a aussi ouvert un comptoir sur rue et fait du street food durant la pandémie. « Nous avons maintenant trois entreprises », aime à dire Christian Bisson, un des propriétaires. Le matin, service de café, le midi pitas et paninis sur le pouce, le soir, plats à emporter selon une carte réduite. Les plats familiaux comme les grandes lasagnes sont très populaires, parait-il. Il avoue que les ventes de vin ont été au-dessus de toutes attentes. « Nous avons vite vidé nos réserves», nous a-t-il confié. La gastronomie pour emporter a surmonté plusieurs embûches. Beau Mont, le nouveau restaurant de Normand Laprise sur la rue Beaumont, a enrichi sa section épicerie-boucherie avec des pièces de viande d’exception, des plats sous-vide et des repas gastronomiques à rapporter à la maison. Ceux qui le faisaient déjà avant la pandémie, comme Chez Lévêque, ont pu compter sur une clientèle fidèle qui connaît les plats par cœur et qui en redemande. Même les récents restos ont tablé avec succès sur le prêt-à-emporter. Alma, sur l’avenue Lajoie, a trouvé une formule simple et efficace : poulet rôti, patata bravas, churros et choix de vin catalan, commandé sur internet (tincset.com). Les plats sont cueillis du vendredi au dimanche par la ruelle derrière le commerce. En plus d’un menu disponible pour emporter, Les Fillettes offre en ligne des produits de la ferme et une belle sélection de vin. Même les restos asiatiques de la rue Van Horne se sont installés des comptoirs pour emporter dumplings, rouleaux impériaux et sushis.
Seuls et ensemble
« C’était très frustrant, on a été laissés à nous-mêmes » constate Patricia Lévêque qui déplore n’avoir reçu d’information de personne quand le rideau est tombé. À l’autre bout du spectre des émotions, il y eut plusieurs marques de reconnaissance et mots d’encouragement des clients fidèles mais aussi des passants témoins de l’activité qui se poursuit derrière les portes closes pour continuer à nourrir les besoins de plats à emporter. Les commerces voisins et ouverts se félicitaient de tenir le fort, comme Le Petit Italien et Première Moisson sur une rue désertée pendant plusieurs semaines. « Nous avons réalisé à quel point les commerces sont interdépendants », constate Frédéric Fournier du Bilboquet et président de l’Association des marchands et professionnels de l’avenue Bernard. Le Bilboquet est une destination « d’après repas » pour les clients des restaurants de la rue Bernard. Leur fermeture a causé une grosse baisse d’achalandage.
L’avenir en quatre questions
1- Le protocole sanitaire sera-t-il viable?
C’est au cœur des inquiétudes. La distanciation des tables et des sièges réduit considérablement la capacité d’accueil des salles, autour de la moitié, estime-t-on. Ce pourrait être viable pour les restaurants qui ont une grande surface de service ou une terrasse sur une artère achalandée. Bon an mal an, il y a une rotation de 25 % des commerces à Outremont. On peut s’attendre à ce que le phénomène soit amplifié cette année, certains parlent de 50 %, si les conditions d’exploitation et le protocole sanitaire devient plus musclé, par exemple dans l’éventualité d’une deuxième vague.
L’expérience acquise dans la préparation des plats sur commande pourrait bien être un acquis qui poursuivra sa lancée même après le déconfinement et qui permettra aux restaurateurs de sauver la mise, au moins en partie. L’avenir s’appellera prudence pour la majorité, certains préféreront attendre et voir venir.
2- Le personnel reviendra-t-il ?
La plupart des restaurants ont mis toute leur équipe à pied, dès la mise sur pause officielle. Comme dans tous les secteurs qui reprennent vigueur, les employeurs ont un concurrent de taille, le gouvernement canadien et la prestation canadienne d’urgence qui apporte un revenu régulier, prolongé jusqu’à la fin de l’été. Plusieurs employés de la restauration mis à pied sont bénéficiaires de la PCU. Les restaurateurs pourraient réduire les heures d’ouverture, concentrer les horaires sur les fins de semaine.
3- Les clients seront-ils au rendez-vous ?
C’est la clé. Comment les restaurants réussiront-ils à créer l’atmosphère d’intimité que nous recherchons lors d’une soirée au restaurant, avec toutes les contraintes sanitaires imposées ? Plusieurs établissements d’Outremont, mais pas tous, ont la chance d’avoir une terrasse extérieure qui ajoute cachet et espace de restauration. L’administration Tomlinson a compris le problème. Dorénavant, plusieurs restaurateurs de la rue Bernard pourront faire leur plan d’espacement de tables en incluant le trottoir et une partie de la chaussée devant leur commerce. La rue restera piétonne entre la rue Wiseman (à partir de la ruelle) jusqu’à la rue Bloomfield jusqu’au 13 octobre prochain.
4- « On en a pour combien de temps comme ça ? »
C’est la question sur toutes les lèvres. Jusqu’à la disponibilité d’un vaccin accessible à tous? Patricia Lévêque qui est à la tête d’un des plus anciens restaurants d’Outremont fait réfléchir. « Si ça dure trop longtemps, nous n’allons probablement pas continuer, » dit-elle. Comme elle, plusieurs aimeraient qu’on fasse la preuve que le remède n’est pas pire que le mal auquel on s’attaque depuis quatre mois.
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